La silhouette est immense. Large carrure, cheveux bruns nattés dans le dos, Dennis Banks, Indien Anishinabe, arrête les regards. Avec trois musiciens, il forme un petit cercle. Leur chant est puissant, lancinant, rythmé par le battement des tambours. Oubliée l'assemblée de Blancs qui les entoure dans cette galerie photo parisienne : leurs esprits voguent au-dessus des grandes plaines américaines. Bientôt résonne le chant de l'American Indian Movement (AIM), ce mouvement cofondé par Dennis Banks, qui, par ses actions spectaculaires, a réveillé la conscience indienne dans les années 70 aux Etats-Unis.
Le leader de l'AIM est à Paris par amitié pour la photographe qui a capté durant trente ans les grands moments du Red Power (1). Entre deux chants, il glisse un petit poème, écrit dans la nuit, pour dénoncer «l'éternelle réponse des gouvernements américains aux problèmes économiques du pays : la guerre». «Autrefois, ils voulaient l'or, maintenant c'est le pétrole», lance-t-il avec colère. A 66 ans, cet homme à l'allure de grand bison flegmatique reste un militant. Même s'il s'est recentré sur sa famille et sur la réserve anishinabe du Minnesota où il produit du riz sauvage et du sirop d'érable. Il ne s'attardera d'ailleurs pas à Paris car il ne veut pas rater la naissance, imminente, de sa petite-fille. Ce ne sera jamais que le 29e petit-enfant de ce père de vingt garçons et filles (il a aussi six arrière-petits-enfants). Cette nombreuse famille est-elle sa contribution personnelle à la renaissance de la population autochtone, après les décennies de déclin démographique ? L'idée le fait rire. Et, accessoirement, lui évite de s'appesantir sur le nombre de femmes de sa vie... «Je ne le planifie pas mais tout ce que je fais devient politique», reconnaît Dennis, dont le nom indien est Nowa Cumig, «celui qui est au centre».
C'est l'engagement politique qui l'arrache à l'alcool et à la délinquance en 1968. Il a 31 ans et admire la révolte des Black Panthers. Avec d'autres jeunes Indiens des villes, il fonde l'AIM à Minneapolis. Ils rêvent de sortir leur peuple de la prostration, de prouver au monde que loin de n'être plus que des ombres sur la terre, les Indiens sont vivants. Pour obtenir la restitution de leurs terres et la reconnaissance de leurs droits de chasse et de pêche, l'AIM opte pour des actions symboliques qui captivent l'attention du peuple américain. Comme l'occupation de Wounded Knee, ce hameau du Dakota-du-Sud où en 1890 le gouvernement américain mit fin à trois siècles de guerres indiennes par un terrible massacre. Près d'un siècle plus tard, de février à mai 1973, Dennis Banks, le stratège, d'autres leaders de l'AIM et 300 Sioux Oglalas tiennent tête à l'armée américaine et au FBI. Ils dénoncent le racisme et la corruption dont ils sont victimes. L'affrontement meurtrier, filmé par les télévisions, est une victoire morale : le pays découvre que les conditions de vie dans les réserves les apparentent au tiers-monde. Mais c'est un demi-échec politique : les promesses gouvernementales ne sont pas tenues. «Cette action était nécessaire. Nous nous sommes dressés contre le gouvernement. C'était une gloire magnifique de voir les enfants et les vieux combattre ensemble.» Dans la galerie de photos, il indique celle qui, à ses yeux, symbolise le mieux Wounded Knee : des chars de l'armée cernent le village où les Indiens sont retranchés. «Ils étaient prêts à nous écraser», se souvient-il.
Traqué par le FBI, Dennis fuit en Californie. Là, le gouverneur démocrate l'amnistie sous la pression des stars de Hollywood, Marlon Brando en tête. L'acteur lui prête un mobile home pour héberger sa famille. Etudiant puis enseignant à l'université indienne, Dennis s'initie à sa culture d'origine. Et, tandis que l'AIM continue la lutte auprès des Nations unies par des actions juridiques, il ajoute à l'arsenal militant... la course à pied. Manière d'honorer «le moyen indien traditionnel d'annoncer une nouvelle, qui consistait à courir d'un village à l'autre». En 1978, sous sa direction, des Indiens de toutes tribus, de toutes régions, traversent les Etats-Unis à pied pour dénoncer un projet de loi menaçant le statut des réserves. Depuis, Dennis n'a cessé de faire cavaler les militants dans le monde entier lors de «courses sacrées» mêlant Indiens et non-indiens pour porter des messages politiques ou écolos. En 1984, pour en finir avec l'exil, il se rend aux autorités du Dakota-du-Sud. Mais pose ses conditions au FBI. «Ils me recherchaient depuis onze ans, alors j'ai négocié !» Il obtient d'emporter en prison sa pipe sacrée et de construire dans le pénitencier une hutte de sudation, l'abri qui sert à la purification par la chaleur dans la culture indienne. «C'est un lieu de méditation, où on ne parle pas, une thérapie spirituelle», assure Dennis qui, aujourd'hui, se plie à ce rite trois fois par semaine. Libéré quinze mois plus tard, il s'investit dans la lutte contre l'alcool et la drogue, maux endémiques des réserves. Tout en s'enracinant dans les cérémonies rituelles jusqu'à devenir un porte-drapeau spirituel. «Son mode de vie est très intelligent, observe Sylvain Duez-Alessandrini, du Comité français de solidarité avec les Indiens. Un pied dans l'univers traditionnel, un autre dans la société moderne, et il sait comment survivre dans celle-ci.» Et même comment profiter des clichés blancs : son visage hiératique en fait un chef indien idéal à l'écran. Dennis a joué dans plusieurs films, dont le Dernier des Mohicans, «tous très mauvais, toujours des points de vue de Blancs sur les Peaux-Rouges. J'ai accepté pour l'argent : sur Coeur de Tonnerre, on me proposait 2 500 dollars pour une apparition !»
Contre les stéréotypes, Dennis Banks croit à l'éducation, aux «écoles de survie» créées dans les réserves par l'AIM. Elles associent à une formation classique une initiation aux religions et aux langues indiennes. «On m'a retiré de ma famille quand j'étais très jeune et on m'a envoyé dans un pensionnat militaire. C'était la politique du gouvernement dans les années 30, isoler les enfants au nom de l'assimilation. On nous interdisait de parler notre langue, d'entonner nos chants. J'ai dû parler anglais pendant des années dans un environnement entièrement américain. Ma langue était enfouie en moi. Il y a cinq ans, j'ai décidé de me réinstaller là où je suis né, à Leech Lake, et j'ai retrouvé l'essentiel de ma langue. Aujourd'hui, mon plus jeune fils, qui a 10 ans, apprend l'ojibway à l'école.»
De Paris, son père lui rapportera une petite tour Eiffel. Mais aussi un dessin crayonné pendant la balade en bateau-mouche. Il représente une petite guillotine, l'histoire des Français qui coupèrent la tête d'un roi a beaucoup fait rire l'Indien.
Dennis Banks en 10 dates
1937: Naissance dans la réserve de Leech Lake (Minnesota).
1954: Il s¹engage dans l¹US Air Force (Corée, Japon).
1964: Prison pour ivresse et cambriolages.
1968: Co-fondation de l¹AIM à Minneapolis.
1973: Siège de Wounded Knee. Fuite en Californie.
1978: Organise the Sacred Run et The Longest Walk d¹Alcatraz à Washington.
1984: Il se rend à la justice. Quinze mois de prison.
1985: Libéré, il est assigné à résidence dans le Dakota-du-Sud.
1986: Il prend la tête de la campagne pour la libération de Leonard Peltier, membre de l¹AIM, prisonnier politique, incarcéré depuis 1975.
2005: Nouvelle course à pied pour la libération de Leonard Peltier.